Post-croissance ou décroissance radicale ? Les raisons de l’étouffement de la croissance

Dans la seconde partie de l’interview réalisée par Riccardo Mastini lors de la conférence Post-Growth 2018 au Parlement européen, Giorgos Kallis et Tim Jackson retracent l’histoire qui a mené à la primauté de la croissance sur tout le reste, et conceptualisent l’avenir post-croissance. Qu’est-ce que cela signifie pour le capitalisme tel que nous le connaissons ?

Riccardo Mastini : La croissance semble être un dénominateur commun sur tout l’échiquier politique, qu’il s’agisse des libéraux et des socialistes, des conservateurs ou même de certains écologistes. Son importance trouve son origine au siècle des Lumières. Pourquoi la croissance est-elle un objectif si partagé et si sacralisé qui marque notre imaginaire depuis des siècles ?

Giorgos Kallis : Tout simplement parce que la croissance stabilise le capitalisme. Le capitalisme est un système fondé sur la logique de la croissance : les bénéfices sont réalisés pour pouvoir être investis et engendrer encore plus de profits. C’est le seul système socio-économique expansionniste dans l’histoire de l’humanité ; toutes les autres civilisations étaient plus ou moins stables. Mais la croissance n’est pas une notion des Lumières. Cette pensée selon laquelle une nation doit, atteindre chaque année une croissance de deux ou trois pour cent est apparue assez récemment, au XXe siècle, dans le contexte des deux guerres mondiales, de la Grande Dépression et de la guerre froide.

L’idée de croissance peut certes en partie trouver ses racines dans la pensée des Lumières, mais ce n’en est pas forcément une évolution directe. Le philosophe franco-grec Cornelius Castoriadis, personnalité influente dans le débat sur la décroissance en France, soutenait que le siècle des Lumières implique deux projets distincts. D’une part, il y a la quête d’autonomie, notre droit à remettre en question nos institutions et le refus d’accepter la vérité telle que transmise par la tradition ou par les dieux. Cette remise en question est au cœur de ce que nous appelons la démocratie. D’autre part, il y avait cet effort de domination constante de la nature et l’expansion, qui est le projet du capitalisme. Pourtant, le capitalisme et le projet d’une nature soumise ne sauraient être remis en question, car cela irait à l’encontre de l’idéal démocratique. Ainsi, alors que l’on voit généralement la démocratie et le capitalisme comme un seul et même système, Castoriadis nous dit qu’il s’agit de deux projets en fait incompatibles.

Je suis en ce qui me concerne tout à fait partisan des Lumières et pour la remise en question des choses, pour la raison et la réflexion, mais cela n’est pas forcément lié à une croissance continue. Ces deux aspects sont en opposition à bien des égards. Un des conflits évidents est que de nos jours, on ne pourrait plus remettre en question la croissance. Prenons le cas de Steven Pinker. Il prétend défendre les Lumières et la raison, accusant ceux parmi nous qui remettent en question son affirmation selon laquelle le monde s’améliore constamment de n’être que des idéologues tendancieux et motivés par des considérations politiques. Pourtant, dans le livre Le triomphe des Lumières, c’est son idéologie à lui qui fait rage. Imaginez à quel point j’étais choqué en lisant son chapitre sur l’environnementalisme. Il commence par mettre le pape François, Naomi Klein et Al Gore dans le même sac que les nazis et les écoterroristes. On voit ainsi comment la défense du système capitaliste au nom de la raison va en fait totalement à l’encontre de la raison elle-même.

Riccardo Mastini : Tim, selon vous, la défense de la croissance dans l’abstrait peut déborder jusqu’à la religion.

Tim Jackson : L’une des idées fondamentales des Lumières était le progrès social, qui avait acquis une importance particulière en raison de l’offensive rationaliste des Lumières contre la religion traditionnelle. Dans un monde sans paradis ou sans Dieu, le progrès social devait être matérialisé par ce qui est ici et maintenant. Ainsi, comme nous somme passés d’un monde enchanté à un monde désenchanté, nos structures économiques devenaient de plus en plus importantes, et l’économie est considérée comme le facteur déterminant du progrès social.

Les économistes classiques ont abandonné cette vision pour élargir la notion de progrès social à celle du bonheur pour le plus grand nombre, à celle d’un système établi, symbolisé par les flux financiers. Suite aux difficultés liées à la Grande Dépression et la Seconde Guerre mondiale, le bonheur et le bien-être ont été relégués au second plan pour redresser l’architecture financière et la structure comptable du produit intérieur brut. La dévotion avec laquelle nous pensons désormais à la croissance et au PIB est directement liée à la religion-même, puisque nous avons renoncé a un Dieu capable de nous sauver.

Riccardo Mastini : Beaucoup craignent que la remise en question de la croissance économique puisse limiter les réalisations humaines et que, dans un monde désenchanté, l’expansion de l’être humain soit la seule chose qu’il nous reste. Ne devrions-nous pas mettre l’accent sur la nécessité d’une croissance qualitativement différente, plutôt que d’être hostiles à la croissance ?

Tim Jackson : Je ne dirai pas le contraire, l’enchantement est nécessaire. La croissance ou le développement d’un point de vue personnel peuvent être perçus comme une part de cet enchantement. Mais il est intéressant de voir la manière dont c’est formulé : « Pouvons-nous à tout prix garder le mot croissance, s’il vous plait ? ». Nous devons être un peu méfiants à ce propos.

Giorgos Kallis : Il existe une idéologie sous-jacente qui se dessine dans l’idée d’une croissance qualitative et qui m’inquiète. C’est une façon de penser contemporaine très occidentale qui veut que les choses ne soient pas forcément bonnes, belles ou agréables, mais qu’elles soient en expansion constante. Cette idée n’est pas inhérente au genre humain et de nombreuses civilisations avant la nôtre ne la partageaient pas. La croissance qualitative reproduit cette idée d’expansion continue. Ce terme n’est pas vraiment logique, car la qualité ne peut pas croître. La qualité peut changer ou évoluer, mais seule la quantité peut augmenter. Bien sûr que nous souhaiterions avoir plus d’éoliennes ou de parcs dans les villes, mais « plus » n’est pas synonyme de « croissance » qui signifie expansion constante et perpétuelle à un taux de croissance composé. Cette idée d’expansion perpétuelle qui nous vient de l’économie est entrée dans notre subconscient. Prenons la notion de « croissance personnelle », innocente à première vue. Comment expliquer de manière significative qu’une personne croît ? Est-elle trois fois meilleure ou plus gentille qu’il y a 10 ans ? Votre personnalité peut s’épanouir, évoluer, mûrir ou changer, mais pas croître !

Il existe une idéologie sous-jacente qui se dessine dans l’idée d’une croissance qualitative et qui m’inquiète. – Giorgos Kallis.

Riccardo Mastini : La décroissance a en partie évolué vers une critique du raisonnement économique. Giorgos, vous plaidez pour une décroissance radicale, tandis que vous, Tim, vous vous orientez plus vers un monde sans croissance. Quelle est la différence entre ces deux perspectives ?

Tim Jackson : Je n’insiste pas tant sur le « sans croissance » que sur la « prospérité sans croissance ». Je cherche à faire la distinction entre la prospérité et la croissance et à dire qu’elles sont différentes. La croissance économique peut parfois être une bonne solution pour parvenir à la prospérité, mais aujourd’hui, nous sommes allés au-delà de cela. La croissance a atteint les limites imposées non pas par nous ou par Dieu, mais par la réalité d’une planète aux ressources limitées et des écosystèmes fragiles.

Lorsque je travaillais sur le rapport pour la Commission pour le développement durable, qui a fini par s’appeler Prospérité sans croissance, le mouvement de décroissance a également été mentionné à l’occasion de la première conférence internationale sur la décroissance tenue à Paris, en 2008. Je me suis rendu à cette conférence parce que je voulais une réponse à ce qui me semble être la question la plus difficile : comment assurer la bonne marche de l’économie, si elle ne croît plus ? Je m’entendais vraiment bien avec les participants à la conférence, car nous partagions la même vision du monde en ce qui concerne non pas le productivisme, la production ou la consommation, mais la qualité de vie, le milieu social et la créativité. La seule chose que je n’ai pas vue à cet évènement, c’est une manière structurée, voire même conventionnelle, de voir l’économie et son fonctionnement. À ma connaissance, le point de vue majoritaire au sein de la communauté de décroissance est que nous devons rejeter l’économie, car elle a corrompu notre imaginaire et limité notre pensée par le biais d’une rationalité institutionnalisée.

Bien que je partage quelque peu ce point de vue, nous devons comprendre les institutions économiques existantes et procéder à leur réforme si nous voulons progresser. Il s’agit d’une tâche profondément économique et d’une grande complexité. Sa vision est tournée vers un magnifique paysage dans lequel nous serions libérés des chaînes du consumérisme et du capitalisme, mais elle tente en réalité de créer des structures alternatives qui nous mèneront d’une situation à une autre sans pour autant se retrouver dans une dystopie.

Giorgos Kallis : L’aspect créatif de la communauté de décroissance réside dans la tension contradictoire entre la critique radicale du raisonnement économique et la volonté de s’engager dans des modèles économiques, de proposer des politiques. Dans mon dernier livre, Décroissance, je tente de concilier ces deux choses. Il ne manque pas de pensées utopiques auxquelles pourrait ressembler un monde de décroissance et sur les failles du raisonnement économique, mais je mets également en avant des propositions concrètes, telles que la réduction du temps de travail. Je me suis inspiré d’André Gorz qui a trouvé un équilibre entre les deux en écrivant la Critique de la raison économique, tout en promouvant également la réduction du temps de travail en s’appuyant sur des arguments économiques.

En outre, je ne suis pas hostile à utiliser le terme « sans croissance » plutôt que « décroissance », en fonction du contexte. Lorsque l’association « Recherche et Décroissance » a publié son op-ed avec 10 propositions de politique pour les élections de 2015 en Espagne, nous n’utilisions pas l’expression « décroissance », mais parlions plutôt de « prospérité sans croissance », même s’il s’agissait des mêmes politiques. Politiquement parlant, le premier pas consiste à rompre avec l’idée que la croissance économique doit figurer dans un agenda politique gagnant. La « prospérité sans croissance » contribue à cela. Mais analytiquement, le terme de décroissance correspond davantage. Si nous considérons l’hypothèse courante de l’économie écologique qui suppose que l’économie est matérielle, je ne vois pas comment nous pouvons soutenir qu’une écologie économiquement durable, décarbonée et qui utilise moins de matières premières ne serait pas beaucoup plus petite.

Je comprends, dans une certaine mesure, l’approche tactique qui consiste à ne pas utiliser le terme « décroissance », mais les chiffres ne sont pas clairs. De plus, le terme de décroissance met en évidence un conflit. Si par « sans croissance » nous comprenons que nous pouvons mettre en œuvre des politiques compatibles avec la durabilité et simplement attendre de voir comment évolue la croissance, cela ne suffit pas. Nous devons combattre l’idéologie de la croissance ; il ne suffit pas de l’ignorer pour la faire disparaître.

Riccardo Mastini : Tim, êtes-vous d’accord que la décroissance est en quelque sorte nécessaire ?

Tim Jackson : Je ne suggère pas que nous devrions nous pencher vers une économie stable à croissance nulle. Dans les régions du monde les plus pauvres, la croissance sera nécessaire et, par conséquent, il devra y avoir une période de repli dans d’autres régions. La principale divergence que j’ai avec la communauté de décroissance, du moins avec une partie de celle-ci, c’est qu’en effet, je voudrais renoncer à une économie basée sur la croissance, mais je ne veux pas renier la pensée économique. Je partage en quelque sorte le point de vue critique selon lequel le monde entier et notre langage sont dominés par l’économie, mais je ne vois pas comment nous pouvons y échapper, car nous sommes confrontés à ce qui est essentiellement un défi économique.

Dans les régions du monde les plus pauvres, la croissance sera nécessaire et, par conséquent, il devra y avoir une période de repli dans d’autres régions. – Tim Jackson

Giorgos Kallis : Nous ne devons pas rejeter les sciences économiques, mais il y a certains pièges dans la pensée économiste. Il est risqué d’accepter l’idée occidentale selon laquelle certaines normes de développement humain sont supérieures, quel que soit le contexte. Je suis d’accord avec Tim quand il dit que, lors de la première conférence internationale sur la décroissance en 2008, un rejet total de l’économie était très fréquent, mais ce n’est plus le cas à présent. Nos conférences sont aujourd’hui bien plus grandes et bien plus diverses. Les uns se focalisent sur la modélisation économique, d’autres sur la philosophie et les discours. Bien évidemment, tout le monde n’a pas les mêmes opinions : certains peuvent penser que les modèles économiques reflètent le mode de pensée dominant, d’autres disent qu’ils sont utiles pour concrètement envisager comment s’en sortir sans la croissance. Le plus important, c’est que la communauté de décroissance ne se renferme pas et ne bloque pas l’économie, ou une toute autre branche.

Riccardo Mastini : Et le capitalisme ? Est-il prêt pour la fin de la croissance ?

Giorgos Kallis : La croissance est nécessaire à la stabilité du capitalisme, mais cela ne veut pas dire qu’il soit impossible d’avoir un capitalisme sans croissance. On aurait tout simplement affaire à un capitalisme plus désagréable. Sans croissance, il reste moins de parts du gâteau à distribuer. Sous un régime capitaliste, cette distribution sera sans doute faite en faveur de ceux qui ont le plus de pouvoir. La stagnation sous le capitalisme mène à une explosion de la dette et, à terme, à une austérité visant à protéger le profit, comme en Grèce.

En même temps, je ne suis pas le genre de socialiste qui présente un argument abstrait que nous devons d’abord nous débarrasser du capitalisme pour arriver à améliorer les choses. Nous devons formuler des propositions claires ainsi que poursuivre et faire progresser les réformes en commençant par là où l’on se trouve actuellement. Néanmoins, si toutes les réformes proposées par des gens comme nous étaient mises en œuvre, le système qui pourrait accueillir de telles réformes ne serait évidemment plus capitaliste, au sens le plus strict de ce terme.

Riccardo Mastini : Pourriez-vous imaginer un avenir prospère, durable, juste et toujours capitaliste?

Tim Jackson : Le capitalisme est une question de propriété. Dans la forme actuelle de ce régime, la propriété est inégalement répartie. Combiné à la recherche du profit, il crée des tendances à l’expansion avec tous les dégâts pour l’environnement et l’accroissement des inégalités qui vont avec. Si nous définissions le capitalisme comme une simple expansion qui détruira notre planète et dont sommes conscients, alors oui, bien sûr, nous devons le faire disparaître. Mais la vraie question, selon moi, porte sur l’inégalité sociale. Le modèle capitaliste peut-il, surtout s’il y a une contraction de l’économie ou que l’économie a un taux de croissance plus lent, redistribuer afin de garantir un avenir équitable et durable ? Actuellement, les institutions capitalistes s’y opposent. La répartition des actifs est disproportionnée, tout comme les politiques relatives à la propriété. On accorde moins d’importance aux droits des travailleurs qu’aux droits des détenteurs de capitaux. Si les choses ne changent pas, il est clair que nous ne pouvons pas concilier une société équitable avec une récession économique.

À quel point le capitalisme devrait-il changer ? Il faut certainement changer la structure de la propriété, il faut qu’il y ait plus de redistribution et de droits des travailleurs. Le principe général qui dit que la croissance des salaires va de pair avec la croissance de la productivité du travail devrait disparaître, car cette dernière pourrait ne plus exister. Cela représenterait un changement fondamental dans le contrat social tel que déterminé au cours des 40 dernières années par une forme particulière du capitalisme. Cette forme devrait à terme disparaître.