Texte intégral
Compte-rendu de : Eleanor Arnason, Hwarhath Stories. Transgressive Tales by Aliens, Seatle, Aqueduct Press, 2016, 392 p.
L’anthropologie est un champ dont les frontières et la topographie sont en constante redéfinition. Il n’est pas étonnant que la généalogie qu’on lui attribue soit également mouvante et matière à débats. Tel fut particulièrement le cas au 20e siècle, pendant lequel nous avons vu la désintégration graduelle des grands récits qui avaient voulu faire de la discipline une science positive de l’humain, sur le modèle des sciences naturelles. La revendication d’être une soi-disant science de la culture a joué un rôle indéniable dans la quête de reconnaissance institutionnelle de l’anthropologie dans les dernières décennies du 19e siècle, et au moins jusqu’à la fin des années 1950. En revanche, les critiques formulées au cours des décennies subséquentes ont mis à mal cette prétention. L’examen systématique des complicités coloniales de la discipline, en particulier, a provoqué une crise existentielle de grande ampleur, qui fut par la suite connue sous le nom de « crise de la représentation » (Clifford et Marcus 1986 ; Behar et Gordon 1995). L’autorité ethnographique fut alors l’objet de profonds questionnements. Que contribuait-elle à produire, exactement ? Sur quels rapports de pouvoir, sur quel privilège, la capacité d’articuler un discours savant sur l’ « Autre » reposait-elle ? Qu’advenait-il de la voix des personnes subalternes ?
Parallèlement à ces remises en question bien connues en anthropologie, la science-fiction aussi a vécu ses propres transformations à la fin des années 1950, au sortir de son âge d’or au cours duquel le terme « science-fiction » et les motifs classiques qui lui sont associés devinrent des produits de consommation de masse (Nicholls et Ashley 2015). La SF aussi dut prendre conscience de son eurocentrisme, de son colonialisme, de son sexisme, de son hétéronormativité et des discriminations qu’elle contribuait à reproduire. Les premières de couverture des pulps1 à elles seules offraient un compendium d’images misogynes et orientalistes emblématiques de cette science-fiction, au centre desquelles figurait un héros blanc, souvent militarisé, technologiquement compétent et posé en restaurateur de l’ordre au sein du chaos galactique. La « Nouvelle Vague », terme que la SF emprunta à la critique cinématographique au tournant des années 1960, s’insurgea contre ce conservatisme et trouva son identité dans le détournement de ces tropes classiques et des attentes génériques qui les accompagnent.
La convergence des critiques adressées à l’anthropologie classique et au monde de la science-fiction durant sa période d’émergence n’est guère surprenante. Elle est attribuable à une époque où la critique culturelle en général a été marquée par des luttes anticoloniales, des revendications de droits civiques, des injonctions à la pluralité des voix sur la place publique et par l’épuisement de l’optimisme face aux promesses technologiques et eurocentriques de la modernité. Il était dans l’ordre des choses que cette critique radicale interpelle et demande de déconstruire ces champs discursifs profondément investis dans la mise en scène de l’altérité. La question n’était pas de savoir si une telle critique était nécessaire, mais plutôt de savoir si quelque chose lui survivrait. La fin de l’anthropologie a été périodiquement annoncée dès le début des années 1960 (Worsley 1970) ; la science-fiction allait aussi entrer dans une crise existentielle chronique à la même époque (Hollinger 1992).
Le recueil Hwarhath Stories s’inscrit dans un corpus qui entend non seulement prendre acte des critiques évoquées plus haut, mais aussi démontrer qu’un projet positif peut en émerger. Celui-ci demande de retourner aux racines communes de l’anthropologie et de la science-fiction. Il implique de renouer avec des formes discursives que l’une et l’autre ont souvent reniées dans leur quête de légitimité vis-à-vis des sciences naturelles et face aux technocrates. Cette démarche nécessite d’admettre la parenté de l’anthropologie et de la science-fiction avec des formes narratives telles que le conte philosophique, le récit de voyage, l’utopie sociale, l’expérience de pensée, ou l’ethnographie fictive, et de reconnaître l’existence de ressorts communs qui sous-tendent cet air de famille. Jean-Marc Gouanvic a défini la science-fiction comme une « poétique de l’altérité » (1982 : 106), terme qui peut très bien désigner l’ensemble des discours dont il est question ici. Ces derniers peuvent être conçus comme des productions imaginaires sociales qui mettent en récit « la généralité du changement » historique, les « possibles métamorphoses » de mondes particuliers et la rencontre avec le « différent autre » (ibid. : 111). Souvent, comme c’est le cas pour Hwarhath Stories, ces trois préoccupations se trouvent enchevêtrées les unes avec les autres.
La poétique de l’altérité se caractérise par l’ambition d’opérer une « rupture épistémologique radicale » (ibid.), et de provoquer de « nouvelles prises sur le champ des possibles » (Deléage et Grimaud 2019 : 5). Il y a quelques décennies, cette ambition d’action transformatrice sur la culture était encore présentée comme le « projet caché » (hidden agenda) de l’anthropologie (Marcus et Fischer 1986 : 136). Mais aujourd’hui, l’idée que les poétiques de l’altérité — y compris les textes anthropologiques (Coste 2017 ; Wulff 2016) — puissent participer activement à la critique culturelle et à l’exploration de possibles politiques, a indéniablement trouvé droit de cité. C’est dans cet esprit de rapprochement entre écriture ethnographique et fiction que l’ouvrage d’Eleanor Arnason peut être abordé comme un texte à portée anthropologique.
Hwarhath Stories
Le recueil considéré ici est le second volume qu’Eleanor Arnason consacre aux Hwarhath. Le premier, intitulé Ring of Swords (Arnason 1993), possédait déjà cette forte portée anthropologique, entendue comme poétique de l’altérité. Centré sur les rapports entre les Hwarhath et les humains, il s’intéressait au premier contact entre les deux espèces et à la négociation d’un traité de paix entre elles. Hwarhath Stories, pour sa part, nous fait plonger dans le passé et la diversité de cette espèce extraterrestre en reléguant les humains à l’arrière-plan. Le recueil compile douze nouvelles, organisées en quatre sections par une coordonnatrice humaine fictive, Rosa Haj, présentée comme autrice de l’appareil critique du livre et responsable de la traduction des récits colligés. Chacune des grandes parties est dédiée à un genre littéraire pratiqué par le peuple Hwarhath. La première section est consacrée à des romances historiques, décrites comme une littérature populaire, peu sérieuse et publiée anonymement chez les Hwarhath, mais aussi comme une littérature de transgression. Dans cette section, The Hound of Merin (p. 10-33) met en scène les complexités d’un amour entre le dernier survivant d’un lignage et un membre du clan responsable de cette extermination. The Lovers (p. 34-65) relate un amour hétérosexuel, inhabituel et réprouvé chez les Hwarhath. The Actors (p. 66-129) explore la question de la filiation et des conséquences de l’inceste. Enfin, Dapple (p. 130-180) se penche sur le bris des principes de division genrée du travail lorsque qu’une Hwarhath de genre féminin décide de devenir actrice au théâtre.
Les textes de la seconde section de l’ouvrage, qui rassemble des récits fantastiques et religieux, constituent une exploration de différents aspects de la cosmologie des Hwarhath. The Small Black Box of Morality (p. 183-186) et Origin Story (p. 187-191) nous sont présentés comme des récits de création du monde. Comme l’explique l’introduction de cette section (p.181-182), les Hwarhath « n’ont aucune théologie officielle, aucun texte sacré. Certains textes sont plus valorisés que d’autres – non pas pour leur vérité, mais plutôt pour la qualité de leur écriture et des idées qu’ils proposent »2 (p. 181, notre traduction). Le caractère mouvant de la cosmologie des Hwarhath est également apparent dans The Gauze Banner (p. 192-212), qui met en scène la Déesse, divinité unique de cette planète. De manière assez typique, la « note de traduction » fictive (p. 192-193) qui précède cette nouvelle nous invite à rester sur nos gardes : nous sommes probablement devant un « faux mythe » (p. 192) qui contient des éléments choquants pour les Hwarhath respectables. La Déesse y est présentée comme de genre changeant. Le caractère hors-norme de cette propriété laisse supposer que le genre est une catégorie sociale construite chez les Hwarhath comme chez les humains. La nouvelle suivante, The Semen Thief (p. 213-236), est élaborée sur une autre transgression aux ramifications profondes : la reproduction hors contrat. Dans un monde où leur seule fin est la reproduction, les rapports hétérosexuels sont rigoureusement encadrés et impliquent des liens contractuels entre lignages. On apprend que le recours féminin à la tromperie pour accéder aux Hwarhath mâles est puni par le bannissement social. La dernière nouvelle de cette section, The Woman Who Fooled Death Five Times (p. 237-249) a également une portée cosmologique importante, dans la mesure où elle explore la notion de mort chez les Hwarhath.
La troisième section substantielle du livre est consacrée à la science-fiction des Hwarhath. L’effet de mise en abîme potentiellement créé par la discussion sur la science-fiction d’un peuple science-fictionnel est intéressant et, à cet égard, la courte introduction (p. 250) de la section est peut-être plus révélatrice que les deux nouvelles qui y sont regroupées. On y apprend que, comme beaucoup d’aspects de l’univers social des Hwarhath, les goûts en matière de science-fiction reflètent le cloisonnement entre les genres dans la société hwarhath. The Potter of Bones (p. 251-308) est centré sur le personnage de Haik, une potière fascinée par les fossiles qu’elle trouve près de ses gisements d’argile. Elle en vient à formuler pour la première fois une théorie de l’évolution et de la sélection naturelle. Dans des sociétés où la reproduction est déjà rigoureusement régie par contrat, cette découverte aura des impacts majeurs sur les rapports entre lignages, en ouvrant la porte à l’eugénisme. The Garden (p. 309-356), pour sa part, est la première nouvelle du recueil où apparaissent des humains. On y rappelle que les premiers contacts entre les Hwarhath et les humains ont été marqués par une guerre, et qu’une paix fragile a été conclue. Mais ce texte met surtout en scène ce qui pourrait bien être la transgression ultime des normes hwarhath : l’amour entre un Hwarhath et un humain.
La quatrième et dernière section du recueil ne contient qu’un seul texte, un « récit d’enquête » intitulé Holmes Sherlock (p. 358-381). L’introduction de cette nouvelle révèle que le travail de traduction des textes d’Arthur Conan Doyle a été à la source de l’apparition d’un genre littéraire nouveau chez les Hwarhath : l’énigme. Comme l’explique la compilatrice humaine Rosa Haj : « Avant le contact, il existait des histoires à propos de secrets et de la découverte de la vérité, mais elles n’étaient pas des casse-têtes à résoudre comme dans les histoires humaines de détectives. »3 (p. 357, notre traduction)
Toutes ces nouvelles avaient déjà été publiées par Eleanor Arnason dans des magazines phares de la science-fiction américaine, tels Asimov’s Science Fiction, The Magazine of Fantasy & Science Fiction, et même Amazing Stories, fondé par Hugo Gernsback en 1926. Mais leur juxtaposition dans Hwarhath Stories crée un effet monographique. Les textes renvoient les uns aux autres par la récurrence de certains personnages, mais, surtout, par l’exploration de diverses facettes de mêmes cas de figure. En effet, comme le sous-titre du livre l’indique, nous découvrons la culture des Hwarhath à travers divers récits de transgression. Ainsi centrés sur des personnages devant composer avec leur propre écart par rapport aux normes définies par leur société, ces récits sont autant d’occasions propices à l’exploration des subjectivités hwarhath.
La prémisse de cette exploration est relativement simple : imaginons que l’humanité entre en contact avec une espèce extraterrestre chez qui les rapports de genre sont profondément différents de ceux que nous connaissons. Pour cette espèce, les relations sexuelles pour le plaisir impliquent nécessairement deux personnes de même sexe. L’hétérosexualité est limitée à la reproduction et strictement encadrée. D’ailleurs, comme Hwarhath Stories prétend compiler d’anciennes histoires de ce peuple, nous comprenons que même les rapports hétérosexuels pour fin de procréation sont voués à disparaître, remplacés par l’insémination artificielle.
Hormis cette différence, et malgré une apparence physique décidément extraterrestre donnée par leur grande taille et leur pelage, les Hwarhath semblent curieusement humains. L’introduction du livre, d’ailleurs, émet quelques hypothèses pouvant expliquer un tel degré de similitude entre des espèces séparées par des années-lumière et, selon toute vraisemblance, par des milliards d’années d’évolution biologique indépendante. Mais ces spéculations, qui parlent d’évolution convergente ou de panspermie, semblent être un simple clin d’œil aux conventions de la science-fiction. Eleanor Arnason reconnaît ainsi son lien avec ce genre littéraire, tout en informant son lectorat qu’elle n’entend pas se laisser contraindre par de douteux critères de vraisemblance scientifique. Son projet joue sur un autre tableau, celui de l’expérience de pensée.
Altérité et futur
Avant d’aller plus loin dans la discussion des procédés par lesquels l’altérité des Hwarhath est mobilisée pour entrer en dialogue avec les attentes et les catégories du lectorat humain de cet ouvrage, il convient d’abord de situer l’analyse qui en est faite ici par rapport au thème du futur. Dans son sens élargi, la poétique de l’altérité se déploie selon une diversité de vecteurs. L’ « Autre » en effet peut être découvert tout proche, ou encore par des voyages dans les contrées les plus exotiques. Il peut surgir du passé, comme dans les fictions préhistoriques, ou être annoncé pour le futur. Les récits de contact entre civilisations jouent souvent simultanément sur deux de ces axes. On suppose, certes, une distance géographique qui doit être parcourue. Mais le choc du contact est avant tout un choc de temporalités. L’anthropologie et la science-fiction ont accordé beaucoup d’attention aux écarts de développement imaginés entre les sociétés qui entrent en contact. Comme l’a noté Johannes Fabian (1983) il y a déjà longtemps, l’anthropologie classique s’est constituée autour de la catégorisation coloniale entre supposés « primitifs » et « modernes ». La science-fiction, pour sa part, a souvent inversé le motif et imaginé des scénarios où des métropoles comme Londres ou Washington voyaient débarquer des extraterrestres largement plus avancés que les humains désemparés qu’ils rencontraient. Des films comme The Day the Earth Stood Still (1951), 2001: A Space Odyssey (1968) ou Arrival (2016) ne sont que quelques exemples d’œuvres ayant repris ce motif.
La rupture épistémologique qu’explore Hwarhath Stories s’inscrit cependant dans un autre rapport au temps en général et au futur en particulier. Ce livre est une invitation à penser les transformations enclenchées au sein même de chacune des sociétés impliquées dans le contact. La rupture temporelle n’est plus abordée comme un écart entre les sociétés qui se rencontrent. Elle est plutôt ressentie de part et d’autre par un « avant » et un « après » contact dans chaque culture. Néanmoins, le recueil aborde cette question de manière parcellaire et, semble-t-il, avant tout du point de vue des Hwarhath. Les textes The Garden et Holmes Sherlock mettent en scène des personnages qui commentent l’étrangeté des humains et leur nature « difficile », soit lors d’une rencontre directe, soit à la suite d’un contact avec la littérature humaine. L’impression générale est celle d’une déception. La traductrice hwarhath des aventures de Sherlock Holmes en viendra même à penser que la Déesse a joué un bien vilain tour aux Hwarhath en leur donnant les humains comme seuls voisins dans l’univers.
Ainsi, les nouvelles du recueil sont centrées sur la vie et l’histoire des Hwarhath, sur les figures saillantes de leurs diverses cultures et les dilemmes propres à leurs normes communes. Mais elles sont accompagnées d’un paratexte nous signalant à intervalles réguliers que ces récits ont été compilés par une main humaine et sont donc destinés à un lectorat humain. Ce cadrage permet de mobiliser certaines stratégies discursives de l’ethnographie. Par exemple, l’introduction du volume ainsi que les nouvelles The Lovers et The Garden sont agrémentées de notes de bas de page offrant des précisions sur le monde hwarhath, et des renvois vers d’autres textes imaginés pour compléter les descriptions présentées. The Lovers, Origin Story, The Gauze Banner et The Woman Who Fooled Death Five Times contiennent des « notes de traduction », qui s’adressent à un public humain habitant un monde où le contact avec les Hwarhath a déjà eu lieu. Fidèle aux canons des « livres-univers » (Genefort 1997), l’ouvrage compte également deux annexes, portant respectivement sur la prononciation des mots hwarhath et les unités utilisées pour mesurer le temps sur cette planète. Ce sont là des dispositifs assez habituels, tant dans les monographies ethnographiques que dans les textes de science-fiction, et ils contribuent ici à signaler la double filiation de l’ouvrage. Mais le fractionnement de Hwarhath Stories, en épisodes plus ou moins connectés les uns aux autres, témoigne aussi d’un rejet de la prétention à peindre un portrait définitif du monde des Hwarhath. Les narrations présentées sont incomplètes, tributaires de chaînes de transmission partielles, partiales et tortueuses. Comme le note Rosa Haj, la commentatrice fictive du volume : « La plupart des lecteurs [hwarhath] ont peu d’intérêt pour les récits mimétiques (réalistes). Ils connaissent déjà leur propre vie. »4 (p. 7, notre traduction) Elle nous signale que de tels récits réalistes existent chez les Hwarhath, mais seulement pour ajouter que ce n’est pas de ceux-là dont il sera question dans cet ouvrage. Le narrateur omniscient de l’ethnographie classique disparaît. Il laisse place à une collection de fragments qui nous ouvrent, certes, des fenêtres sur le monde des Hwarhath, mais dont le statut épistémologique demeure ambigu. Les récits nous parviennent après avoir traversé les aléas de la transmission dans la tradition orale, après être passés par le prisme déformant de la traduction, à travers un océan d’incompréhension interculturelle qui sépare le monde humain de ce monde extraterrestre.
Par exemple, la note de traduction qui suit The Lovers (p. 65) prend l’aspect d’une remarque technique, mais vient remettre en question les deux notions qui sont au cœur même du récit : la liberté individuelle et le couple hétérosexuel. À propos de la liberté individuelle, la note précise que : « Tsal signifie mobile, mouvant, déconnecté, errant et itinérant. Un autre sens lui a été ajouté depuis quelques années, depuis que le Peuple [les Hwarhath] est entré en contact avec l’humanité et le concept humain de liberté qui (apparemment) n’existe dans aucune société hwarhath. »5 (p. 65, traduction de l'auteur) Quant à la notion de couple hétérosexuel amoureux, la note ajoute que la traductrice du texte aurait pu créer un néologisme pour parler de cette réalité inconnue chez les Hwarhath. Son choix, ici, a été de ne pas procéder de la sorte et de laisser ses lecteurs découvrir peu à peu le sens particulier donné au titre du récit qui fait plutôt référence, dans sa langue d’origine, au concept plus normatif de « couple pour la reproduction », nous dit-elle.
Les ambiguïtés autour des catégories fondamentales qui organisent le texte ne sont jamais pleinement résolues. Au contraire, elles sont cultivées pour rendre compte tant de la constante transformation des normes sociales hwarhath que d’un rapport d’altérité entre les personnages hwarhath du récit et le lectorat humain, rapport qui ne peut ni ne doit être domestiqué par la mise en récit.
La déstabilisation des attentes des lecteurs humains est aussi provoquée par les caractéristiques formelles de certains récits. La nouvelle intitulée The Woman who Fooled Death Five Times est présentée comme un récit folklorique relatant, comme son titre l’indique, les stratagèmes ingénieux, souvent égoïstes et méchants, d’une femme pour duper la Mort chaque fois que celle-ci vient la chercher. Se déguisant et jouant sur la confusion des identités, la protagoniste s’arrange pour que d’autres soient prises à sa place. Finalement, elle continue d’exister dans un état intermédiaire entre la vie et la mort, conservant son essence vitale sans pouvoir accéder au repos éternel. La note (p. 248-249) qui suit le récit s’attarde sur le fait que « les lecteurs humains de cette traduction se sont plaints que l’histoire ne se termine pas de la façon dont le devrait une histoire humaine. »6 (p. 248, notre traduction) La traductrice fictive poursuit en tentant de réconcilier, imparfaitement, les deux ensembles d’attentes en jeu dans cette interprétation : celles des lecteurs hwarhath et celles des lecteurs humains. Ces derniers auraient peut-être voulu que l’être immoral soit puni et tire une leçon de son sort. Mais la traductrice nous rappelle que certaines personnes n’apprennent jamais de leurs expériences et que, du point de vue hwarhath, l’état d’entre-deux dans lequel la protagoniste se trouve coincée est une punition suffisante.
Contacts et déstabilisations épistémologiques
Ces quelques exemples donnent un aperçu des multiples plans sur lesquels se joue l’incompréhension entre les mondes mis en scène dans ce recueil. Contrairement aux récits de contact plus classiques, nous ne sommes pas ici devant un univers dichotomique uniquement structuré par un « nous » et un « eux ». Le propos d’Eleanor Arnason, à travers son avatar textuel qu’est Rosa Haj, est explicitement centré sur l’hétérogénéité des Hwarhath. Dans certaines nouvelles — Lovers, The Semen Thief — les récits de transgression débouchent sur une réaffirmation de la norme. Dans d’autres — Dapple, Holmes Sherlock — il est question d’écarts par rapport à la normalité hwarhath, qui marquent un changement culturel profond. Cette hétérogénéité elle-même est racontée à partir de sources peu fiables et nous comprenons, à partir des notes paratextuelles fictives de Rosa Haj, que de manière générale, il est question d’un passé révolu, si ce n’est d’un passé légendaire. Ainsi, le portrait livré de la réalité hwarhath n’est toujours que provisoire. Il nous dépeint, au mieux, un monde dynamique, complexe et pleinement inscrit dans l’histoire.
L’indétermination et le caractère « mouvant » tant de nos connaissances sur les Hwarhath que de leur société elle-même en font un objet ethnographique fluide. Il n’est jamais possible de formuler une affirmation catégorique sur les Hwarhath. Chaque règle invite une transgression. Chaque évènement raconté est déjà la relique d’un passé révolu, qui fuit sur le flot d’une histoire allant en s’accélérant depuis le contact avec les humains. Cet effet de vertige est produit de manière progressive et délibérée tout au long du livre. Il est révélateur d’un certain rapport à la poétique de l’altérité et à la production de futurs. Les Hwarhath ne vivent pas dans une utopie à émuler. Ils ne vivent pas non plus dans une dystopie qu’on nous livre comme une mise en garde. Ils sont différents et Arnason prend bien soin de s’assurer que cette différence ne puisse pas être domestiquée et transformée en fable morale simpliste.
L’influence de l’œuvre d’Ursula K. Le Guin (1974) est évidente tout au long de Hwarhath Stories. Néanmoins, la convergence la plus intéressante entre les deux autrices réside dans leurs approches respectives de l’impact de la poétique de l’altérité sur leur lectorat. Ainsi, ce qui a été dit de l’œuvre de Le Guin s’applique aussi à Hwarhath Stories : « […] il ne s’agit pas de nous donner des “images” du futur — quelle que soit la signification de telles images pour un lecteur qui, de toute façon, mourra bien avant qu’elles ne “se réalisent” —, mais de défamiliariser et de restructurer l’expérience que nous avons de notre présent […] » (Mathieu 2019 : 3).
Nous retrouvons ici l’idée d’une poétique de l’altérité fondée sur l’estrangement (Suvin 1979), qui est non plus l’exposition d’un « plan » à réaliser pour atteindre un futur souhaitable, mais plutôt un exercice de préparation à « l’irruption d’étrangeté maximale » (Déléage et Grimaud 2019 : 25) dans notre réalité. Alors que l’utopie classique peut revêtir un caractère didactique dessinant les contours du bonheur collectif (Baczko, Porret et Rosset 2016 : 20), les poétiques de l’altérité contemporaines — tant science-fictionnelles qu’ethnographiques dans les cas qui nous occupent ici — s’intéressent d’abord à la création de conditions propices à la déstabilisation des certitudes de leur lectorat, sans présumer des conclusions susceptibles d’en être tirées.
Ethnographies, fictions et production de futurs
Dans ce recueil, Arnason choisit de ne pas recourir à une narration omnisciente. Elle insiste plutôt sur les nombreuses médiations et distorsions qui interviennent dans notre connaissance des Hwarhath. Les sources primaires utilisées nous sont présentées comme suspectes. Même lorsqu’on leur accorde de la crédibilité, elles dépeignent souvent une époque révolue et un état antérieur des sociétés dont on nous parle. Ensuite, intervient le filtre de la traduction de ce matériel pour un auditoire humain. Ce dernier n’est pas encore « nous », car l’humanité à laquelle s’adresse Rosa Haj est située dans notre futur, après le contact avec les Hwarhath. En bout de ligne il y a nous, le public auquel Hwarhath Stories est destiné. Cette chaîne de transmission et les brouillages qui lui sont associés permettent de questionner la fiabilité des représentations de l’altérité, tant dans ce cas particulier que comme exercice en général. Mais la critique épistémologique n’est qu’un versant de la poétique de l’altérité. Cette dernière doit aussi ouvrir sur l’imagination de mondes possibles. La stratégie d’Arnason à cet égard est fort intéressante.
Une lectrice blogueuse a reproché au recueil de ne pas décrire les Hwarhath d’une manière suffisamment panoptique. Ce qu’elle considère comme un manque aurait pour effet, selon elle, de diminuer notre degré d’immersion dans leur monde (Lisa P. 2017). Cette remarque est intéressante, car elle conduit à nous interroger sur l’intention d’Arnason. Comme nous l’avons vu, l’autrice n’écrit ni une utopie ni une dystopie. Elle ne cherche pas à nous décrire un monde taillé d’une pièce, mais nous invite plutôt à en assembler les fragments. La distance entre nous et les Hwarhath, le sentiment de ne jamais véritablement nous approprier ou pleinement saisir qui sont les Hwarhath, sont précisément ce qui permet à ce texte de contribuer à élargir l’horizon des possibles. L’altérité n’y est pas domestiquée, mais plutôt donnée à construire, en interaction avec les matériaux fournis par l’autrice. Arnason nous fournit tout au plus une guide, sous la forme du personnage de Rosa Haj. Mais cette dernière n’est pas une autorité définitive sur les Hwarhath. Comme nous, elle est plutôt une exploratrice tâtonnante. En cela, Rosa Haj est un dispositif par lequel Eleanor Arnason lie l’univers extradiégétique de son lectorat à l’univers intradiégétique des Hwarhath qu’elle invente. Ce qui advient de cette rencontre est laissé indéterminé et, par conséquent, plein de toutes ses potentialités.
L’autorité narrative, qu’elle soit ethnographique ou science-fictionnelle, nous parle de l’altérité en désamorçant sa charge politique, souvent de manière involontaire. Elle nous conforte dans un sentiment de supériorité coloniale. Elle nous fascine par son appropriation orientaliste de l’exotisme. Elle nous permet de domestiquer et de discipliner la différence en y voyant soit un modèle à émuler, soit un repoussoir contre lequel nous définir. L’anthropologie classique trouvait la clé de ses prétentions à la scientificité dans sa soi-disant capacité à objectiver, parcelliser et réassembler les traits culturels observés en des interprétations donnant l’impression d’un degré d’appropriation confortable des pratiques et manières d’être « autres ». Nous savons ce qu’est un potlatch. Nous savons ce qu’est la kula. Nous savons quelle est la signification sociale des ceintures de wampum. L’anthropologie post-Writing Culture (James, Hockey et Dawson 1993) a souvent peiné à trouver son chemin. Elle s’est trouvée paralysée entre deux forces antagoniques. D’une part, elle a connu ce qui semble être une véritable repentance face à ses assises coloniales. Une prise de conscience des rapports de pouvoir qu’elle mettait en jeu l’enjoignait à se taire et écouter, à décentrer son autorité. D’autre part, sa lutte plus que centenaire pour être reconnue par les institutions de recherche « sérieuses » l’inscrivait désormais dans un modèle productiviste de la science. Ce modèle exigeait d’elle de parler avec autorité, publier, séduire les bailleurs de fonds en faisant valoir sa capacité à s’installer sur de nouveaux terrains de la connaissance. Devant ce dilemme, des anthropologues comme Esteban Krotz (2014) ont proposé que la discipline s’assume à nouveau en tant que poétique, renoue avec ses racines spéculatives. En d’autres mots, la prise de conscience que l’anthropologie est, précisément, un discours ne devait plus servir uniquement à la déconstruction de la discipline, mais devait devenir, au contraire, les assises mêmes de sa reconstruction. La science-fiction contemporaine nous offre des pistes quant aux formes possibles de cette reconstruction non autoritaire des discours sur l’altérité. Elle le fait, semble-t-il, avec Hwarhath Stories, en insistant sur l’ouverture des textes, sur leur caractère non définitif. Le contact au cœur du récit n’est plus celui entre l’auteur/narrateur et un groupe « exotique ». Il se situe entre les lecteurs et les matériaux fragmentaires qui leur sont présentés. Ces matériaux ne sont pas un aboutissement final. Ils sont plutôt l’amorce de multiples récits possibles. Ils ne servent pas un futur rêvé d’avance. Ils sont plutôt générateurs de futurs multiples à imaginer. Le recueil d’Eleanor Arnason trouve un équilibre intéressant entre une modestie épistémologique qui prend de multiples précautions pour nous rappeler qu’elle ne prétend pas avoir « saisi » les Hwarhath, et une ambition politique d’impliquer ses lecteurs dans la définition même des possibles susceptibles d’émerger du contact avec le monde qu’elle a imaginé.
Bibliographie
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P. Lisa, 2017, « Hwarhath Stories: (Not So) Transgressive Tales by Aliens: A Review », Speculative Chic [en ligne], http://speculativechic.com/2017/03/31/hwarhath-stories-not-so-transgressive-tales-by-aliens-a-review/
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Wulff Helena (dir.), 2016, The Anthropologist as Writer: Genres and Contexts in the Twenty-First Century. New York, Berghahn Books.
Notes
1 Nom générique donné à la fois à un format particulier de magazines imprimés sur du papier de piètre qualité à partir de la fin du 19e siècle et aux récits dits « de genre » (policiers, horreur, western, science-fiction par exemple) qui y étaient publiés. La période de grande popularité de ce type de publications est située entre 1896 et 1954 (Nicholls et Ashley 2015).
2 « They have no official theology and no sacred texts, though some writings about religion are more valued than others – not for truth, but for good writing and thinking »
3 « Prior to contact, there were stories about secrets and the discovery of truth, but they were not the kind of puzzles that classic human mysteries are »
4 « Most prose readers have little interest in mimetic (realist) stories. They know their own lives already. »
5 « Tsal means loose, unfasted, unconnected, wandering, and homeless. Another meaning has been added in the last few years, since the People encountered humanity and the human concept of freedom, which does not (apparently) exist in any hwarhath society. »
6 « Human readers of the translation have complained that the story does not close the way a human story ought to. »
Professeur titulaire au département d’anthropologie de l’Université Laval (Québec, Canada), Martin Hébert est membre du groupe de recherche sur les imaginaires politiques en Amérique latine (GRIPAL). Ses travaux ethnographiques sont principalement situés en Méso-Amérique, où il mène des recherches dans les hauts plateaux du Guatemala et dans les États mexicains du Chiapas et du Guerrero. Son intérêt central est l’utopisme et ses multiples déclinaisons. Il a écrit sur les utopies coloniales, modernisatrices et néolibérales, qui ont façonné les structures sociales de ces régions, mais aussi sur les utopismes autochtones, paysans et populaires qui s’y articulent. Ces travaux ont mené à des considérations plus larges sur les aspects formels de l’utopie, notamment en l’explorant dans la science-fiction, de même que dans les rapports de l’utopie à la violence et à la définition de la justice sociale. Il a dirigé, avec Pierre Beaucage, l’ouvrage Images et langages de la violence en Amérique latine (2008) et, avec Leila Celis, le livre Devoir de mémoire : Perspectives sociales et théoriques sur la réconciliation dans les Amériques (à paraître en 2020), tous deux publiés aux Presses de l’Université Laval. Contact : martin.hebert@ant.ulaval.ca