L'Icann, dépendant des Etats-Unis, gère les ressources mondiales d'Internet. JOI ITO / CC BY 2.0
Les instances qui gouvernent Internet ont affiché, début octobre, lors d'une réunion à Montevideo (Uruguay), leur désaveu des méthodes américaines, dont le programme de surveillance est devenu un scandale mondial. Certaines de ces organisations, dont celle chargée de gérer les ressources du réseau (adresses IP et noms de domaine), l'ICANN (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers) et sa composante l'IANA (Internet Assigned Numbers Authority), sont sous contrôle direct des Etats-Unis et souhaitent désormais s'en éloigner, pour devenir des instances réellement mondiales.
Pour cela, elles se sont rapprochées du Brésil, qui est devenu le fer de lance de la critique du modèle américain, après que sa présidente et des ministères ont été espionnés par la NSA (National Security Agency).
Lire l'explication : Les instances de gouvernance d'Internet veulent s'émanciper des Etats-Unis
La critique du contrôle des instances d'Internet exercé par les Etats-Unis ne date pourtant pas de "l'affaire Snowden" (du nom du lanceur d'alerte qui a révélé la surveillance de la NSA).
Depuis plusieurs années, de nombreux pays ont attaqué la domination américaine sur les instances de gestion d'Internet, dont les "grands émergents", qui ont pris conscience de leur manque de contrôle des rouages essentiels du réseau, clé de leur développement.
LA PRISE DE CONSCIENCE DE DUBAÏ
Cette prise de conscience s'est accélérée en décembre 2012, lors du dernier sommet de l'ONU sur la gouvernance d'Internet, à Dubaï, qui a marqué un virage dans le rapport de force mondial.
Ce sommet de l'Union internationale des télécommunications (UIT), une instance de l'ONU regroupant pays et opérateurs, avait pour objet la révision du règlement international des télécoms, datant de 1988.
Il s'était soldé par la polarisation des positions entre les Etats-Unis et certains pays émergents. Les Etats-Unis y avaient plaidé le statu quo, voulant conserver le contrôle d'Internet, quand la Russie, la Chine et les Emirats avaient exprimé une volonté de prise en main nationale d'Internet, qui serait ainsi contrôlable et censurable.
Face aux Etats-Unis, la Russie symbolise aussi la volonté de passer le contrôle d'Internet sous l'égide de l'ONU.
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Le nouveau règlement des télécommunications internationales a été signé, à Dubaï, par 89 pays, à l'exception notable de la majorité des pays européens, dont la France, estimant qu'il permet la reprise en main gouvernementale de l'Internet par des pays non démocratiques.
DÉSOCCIDENTALISER INTERNET
"Le Brésil, et globalement les BRICS [Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud] ont une position militante. Ils veulent prendre une place qu’ils n’ont pas actuellement", explique Kavé Salamatian, professeur à l'université de Savoie.
"Les propositions des pays émergents visent à 'désoccidentaliser' Internet, appuie Julien Nocetti, chercheur à l'Institut français des relations internationales (IFRI), spécialiste de la gouvernance d'Internet et de l'Internet russe. C'est en particulier l'approche adoptée par la Chine, qui, ne souhaitant plus dépendre uniquement des réseaux occidentaux, a acheté d'importants stocks d'adresses IP [nécessaires aux connexions], afin de favoriser la circulation des données à l'intérieur du pays".
Comme un symbole, un réseau de câbles sous-marins reliant les cinq pays BRICS est en cours de déploiement.
Derrière la critique par les "grands émergents" se cachent des enjeux locaux. Pour le Brésil, il s'agit notamment de garantir le développement économique. Pour la Chine ou la Russie, il s'agit de garantir leur capacité de réguler "leur" Internet.
La Russie multiplie les lois répressives à l'encontre des internautes et la Chine, outre la censure, pousse vers la nationalisation des points centraux d'Internet. D'autres pays plus en retrait, comme l'Iran ou la Syrie, ont déjà une mainmise complète sur leur réseau national.
"Il y a un lien fort entre les positions de la Russie à l’international et la vie politique intérieure. Internet et les réseaux sociaux sont davantage perçus sous un prisme sécuritaire par les décideurs russes que comme vecteur de développement économique. Les réseaux permettent à la population de contourner les médias traditionnels, étroitement contrôlés", explique Julien Nocetti.
"De façon assez byzantine, les Russes rappellent publiquement leur attachement à une gestion multi-acteurs d'Internet mais en privé se réjouissent de la déclaration de Montevideo" qui pourrait légitimer leur vision d'un "Internet russifié", affirme le chercheur de l'IFRI.
CHANGEMENT DU RAPPORT DE FORCE
"Le sommet de Dubaï avait réussi à faire taire tous ceux qui étaient contre la domination actuelle de l’ICANN, avec en fond les Etats-Unis, en l'opposant à l'alternative du modèle [liberticide] chinois ou russe", affirme Kavé Salamatian.
Mais, avec l'affaire NSA, "vous pouvez recommencer à critiquer le système et dire que ce n’est plus tenable", poursuit l'universitaire, selon qui "la déclaration de Montevideo est le résultat d’un changement total du rapport de force". C'est dans cette brèche que s'engouffre le Brésil.
"La confiance dans l'Internet global a été perforée et il est maintenant temps de restaurer cette confiance" par une gestion mondiale, a expliqué, début octobre le président de l'ICANN.
"L’Internet peut résister à une bombe atomique, mais pas à une perte de confiance, affirme Bernard Benhamou, délégué aux usages de l'Internet au ministère de l'économie numérique et ancien négociateur aux Nations Unies. Les pays non-démocratiques attaquent maintenant les Etats-Unis sur la morale qu’ils leur imposaient."
PRESSION DES ACTEURS ÉCONOMIQUES
Les groupes américains de l'Internet, en tête les "GAFA" (Google, Apple, Facebook, Amazon), ne peuvent pas se permettre de perdre la confiance des Etats et, surtout, des utilisateurs.
"Facebook repose sur l'agrément que c’est quelque chose d’utile et sympa, sans contrainte physique. Même avec un milliard d’utilisateurs, partir est simple. La confiance est sans prix pour ces sociétés, qui ont une grande puissance de lobbying", affirme Bernard Benhamou.
Or, ces sociétés, qui portent la vision américaine d'Internet, seraient entendues par le gouvernement américain. "Tous les acteurs économiques, qui se sentent menacés, ont fait pression. Ces intérêts peuvent influencer les décisions, et c’est vraiment nouveau", analyse-t-il.
Les Etats-Unis seraient-ils donc condamnés à céder au moins une partie de leur contrôle ? C'est ce que pense Julien Nocetti, chercheur à l'Institut français des relations internationales (IFRI), spécialiste de la gouvernance d'Internet et de l'Internet russe : "Il y a une telle pression, de la part des gouvernements et de certains acteurs économiques que les Etats-Unis n'auront guère autre choix que de lâcher un peu de lest", déclare ce dernier.
Dans leur déclaration de Montevideo, les instances techniques d'Internet ont toutefois appelé à "une gestion cohérente" de l'Internet, pour éviter des Internet nationaux.
"Il faut effectivement une concertation, un traité. Comme dans l'espace ou la mer, il faut que les Etats s’engagent à ne pas faire certaines choses sur le réseau, pour éviter la fragmentation au nom de la sécurité. Si on souhaite éviter de passer d’un problème majeur [la domination américaine] à une situation pire [l'éclatement d'Internet], il faut éviter un rejet brutal [du modèle actuel] qui conduirait à une réaction brouillonne appropriable par les pays non-démocratiques", analyse Bernard Benhamou, du ministère de l'Economie numérique.
L'EUROPE, THÉÂTRE DE LUTTES D'INFLUENCE
Pour arriver à un consensus, tout ce petit monde se livre à un jeu de pouvoir via différentes instances régionales et mondiales, comme l'Organisation de coopération de Shanghai ou l'ONU ; en plus de directement fournir Internet à ceux n'en ayant pas.
L'Union européenne, serait un de ces terrains de combat. "Il y a une absence totale et une impuissance de l'Europe sur ces questions. L'UE est le théâtre de luttes d'influence entre Américains et grands émergents. Les Américains ont bien saisi l'inquiétude des Européens sur la surveillance et les grands émergents, conduits par Moscou et plus récemment le Brésil, ambitionnent d'influencer les institutions européennes", analyse M. Nocetti.
"La situation de l’Europe est lamentable depuis le début de l’année. Elle est partie au sommet de Dubaï sans savoir dans quel traquenard elle allait. Elle n'a pas eu de position claire sur l’affaire Snowden, à part l'Allemagne", attaque Kavé Salamatian. "On entre dans une période où tout est ouvert. Prendre rapidement position au niveau français et européen est important", affirme l'universitaire.
S'il est probable que les États-Unis devront faire des concessions, leur ampleur n'est pas encore déterminée. La demande des institutions en charge d'Internet, même si elle veut parer à des volontés nationales trop fortes, est un "coup de tonnerre" qui préfigure des changements à venir dans les prochains mois.
Optimiste, Bernard Benhamou estime que "l'Europe est idéalement placée pour trouver la solution intermédiaire entre le 'tout ICANN' [des Américains] et le 'tout ONU' [des 'émergents']".