Service après-vente de la décroissance, bonjour. Nous avons bien reçu [l’éditorial de Christine Kerdellant dans Usine Nouvelle, La décroissance ou le découplage ?], veuillez patienter, un correspondant va vous répondre. Pour critiquer le rapport Meadows, taper 1. Pour l’argument du problème-n’est-pas-la-croissance-mais-la-production, tapez 2. Si vous pensez que la pandémie invalide la décroissance, tapez 3. Pour discréditer la décroissance en vue de ses conséquences pour les pays du Sud, tapez 4. Et si vous croyez encore à la croissance verte, taper 5.
Le grand méchant Meadows
Christine Kerdellant entre dans le débat à pieds joints : « On le sait aujourd’hui, les raisonnements des décroissants sont faux ». Preuve : le rapport Meadows a été contesté « par de nombreux économistes comme le Nobel d’économie Friedrich Hayek ».
Alors oui, en effet, Hayek a, dans un discours de 1974 – et faisant référence à un ouvrage de Wilfred Beckerman – critiqué le rapport. Voici la phrase en question : « L’énorme publicité donnée récemment par les médias à un rapport se prononçant au nom de la science sur The Limits to Growth, et le silence de ces mêmes médias sur les critiques dévastatrices que ce rapport a reçues de la part des experts compétents, doivent faire naître une certaine appréhension quant à l’usage qui peut être fait du prestige de la science ». Mais ça fait léger comme critique. Déjà, il y a prescription – c’était il y a 50 ans. Que penserait-on si je venais critiquer la croissance verte en démontant des études du début des années 1970 ?
Mais jouons le jeu. Depuis l’étude initiale (1972), l’ouvrage a été réédité et mis à jour par les auteurs deux fois (en 1992 et en 2004). En 2008, un chercheur Australien publie un article scientifique comparant les scénarios des Meadows avec 30 ans de données (1970-2000). Résultat : on retrouve le « standard run » scénario de Limits to growth courbe pour courbe. Autre étude par Gaya Herrington en 2020 qui confirme la précision du modèle Word3 utilisé dans l’étude de 1972 : certains scénarios suivent les données disponibles jusqu’en 2019. Si Christine Kerdellant pense que la modélisation des Meadows est fausse – je l’invite à montrer ses chiffres et à critiquer le modèle directement.
Le modèle World3 a toujours été la proie facile des détracteurs de la décroissance (pour en savoir plus sur les critiques du rapport, lire la thèse de Élodie Vieille Blanchard, Les limites à la croissance dans un monde global). Mais il faut faire la différence entre l’objection de croissance des années 1970 et la décroissance qui est née au début des années 2000 (voir l’ouvrage de l’historien Timothée Duverger : La décroissance, une idée pour demain). Les idées ont évolué depuis ; elles se sont affinées, complexifiées. Assimiler la décroissance d’aujourd’hui au rapport Meadows serait comme comparer un téléphone à cadran des années 1970 à l’iPhone 13.
Croissance et production
Autre corde dans l’arc de Christine Kerdellant : la décroissance aurait tout faux car « ce n’est pas la croissance qui détruit la planète, c’est la production de biens et services ». Cet argument n’a aucun sens. Cela reviendrait à dire que ce n’est pas l’augmentation du nombre de hamburgers que je mange qui me fait grossir mais les hamburgers. À ce niveau, ce n’est pas de la critique, c’est de la diversion.
Je vais ici répéter ce que je disais déjà à Jacques Attali dans un autre article : « La production est l’œuf et la croissance la rapidité avec laquelle les poules pondent. Donc si la production marchande est un problème, sa croissance la transforme en un plus gros problème – d’où les critiques de la poursuite de la croissance ». On retrouve ici la bonne vieille objection de croissance des années 1970 où certains craignait que l’augmentation de la taille de l’économie vienne surcharger les écosystèmes.
Un demi-siècle plus tard, nous y sommes : le mode de vie des pays à haut revenus a dépassé les limites de l’écologiquement raisonnable. Il ne suffit plus de s’inquiéter des courbes de croissance ; il faut maintenant s’assurer que les niveaux de production baissent. Si on ne peut pas complètement découpler les activités économiques des pressions environnementales (c’est le cas – j’y reviendrais bientôt), il va falloir les réduire. D’où l’idée de la décroissance : une réduction planifiée des volumes de production et de consommation.
Pandémie bashing
Autre classique des perroqueteries anti-décroissance : l’idée d’une réduction des activités économiques auraient été démontrée insuffisante par la pandémie. Chiffre à l’appui, Christine Kerdellant explique que la chute du PIB de 8 % en France n’a réduit les émissions de gaz à effet de serre que de 4 %, et que donc la stratégie la « récession auto-infligée » ne marche pas.
À critique classique, réponse classique : la décroissance n’est pas une récession. Je le répète tellement souvent que j’ai développé un abécédaire d’analogies pour l’expliquer. En voilà une : assimiler une pandémie à la décroissance juste parce qu’elle provoque une baisse du PIB est aussi absurde que de décrire une amputation comme un régime juste parce qu’elle engendre une perte de poids.
La décroissance serait une bien pauvre stratégie si elle n’impliquait que de mettre l’économie en pause – une sorte d’un, deux, trois soleil du capitalisme. Bien sûr qu’il faut changer la qualité de nos productions : moins d’agriculture industrielle et plus d’agriculture biologique, moins de SUVs thermiques et plus de petites voitures électriques, moins de marketing et plus d’entreprenariat social.
Mais pour faire cela, il faut changer notre logiciel économique : mesurer notre performance macroéconomique au-delà du PIB, se débarrasser des entreprises à but lucratif, démocratiser les entreprises et mieux distribuer la valeur ajoutée, sanctuariser une partie des ressources naturelles, recentrer notre consommation sur les besoins essentiels. Il faut tout revoir. Nous avons besoin d’un nouveau système économique.
La décroissance contre la pauvreté
Pour Christine Kerdellant, la décroissance est un « égoïsme de court terme car si les pays Occidentaux décident de décroître, les pays pauvres vont s’effondrer ».
Évacuons tout de suite un malentendu récurrent selon lequel la décroissance viserait tout le monde, partout, et tout le temps. Revenons à l’analogie du régime. Critiquer les décroissants de vouloir faire décroitre les pays pauvres serait comme accuser un médecin spécialiste de l’obésité de vouloir faire maigrir ceux qui meurent de faim. Ce serait absurde, évidemment. Un médecin spécialiste de l’obésité concentre son attention sur les gens en situation de surpoids ; un économiste spécialiste de la décroissance concentre la sienne sur les pays en situation de surproduction et de surconsommation.
Peut-on « demander aux Grecs et aux Vénézuéliens comment ils ont vécu leur décroissance » ? Non, car les Grecs et les Vénézuéliens n’ont jamais organisé une réduction planifiée et démocratique de la production et de la consommation dans les pays riches, pour réduire les pressions environnementales et les inégalités, tout en améliorant la qualité de vie (définition de la décroissance à coller sur le frigo pour éviter les malentendus fâcheux).
Passons maintenant au deuxième étage de la critique : la décroissance serait égoïste car elle laisserait les pays du Sud croupir dans leur misère. Faux, et c’est précisément l’inverse : la décroissance est une condition sine qua non à la prospérité des laissés pour compte de la mondialisation. Explications : historiquement, les pays à haut-revenus ont monopolisé les ressources naturelles pour leur développement. Les études montrent que les ressources circulent toujours dans le même sens : extraite des « périphéries » (les pays les plus pauvres) pour être amassées dans les « centres » (les pays les plus riches).
Est-ce que cette croissance des riches permet de réduire la pauvreté ? La réponse est non. Trois études pour le prouver. La première date de 2006 et montre qu’entre 1990 et 2001, seulement 60 centimes sur chaque tranche supplémentaire de 100 dollars de revenu mondial par habitant se retrouvait dans les poches de ceux vivant avec moins d’un dollar par jour. Dix ans plus tard, l’un des auteurs a refait le même calcul avec un résultat tout aussi décevant : entre 1999 et 2010, il fallait 111 dollars de croissance supplémentaire du PIB mondial pour obtenir une réduction de 1 dollar de la pauvreté. Ce schéma se répète malheureusement la décennie suivante, comme le montre cette troisième étude : entre 2010 et 2020, seul 1 % de l’augmentation des dépenses mondiales peut être attribué aux ménages extrêmement pauvres.
Booster son PIB chacun de son côté ne mettra pas fin à la pauvreté. Nous devons mobiliser toute une série d’autres actions : l’annulation des dettes odieuses et le respect de la dette climatique, la protection des droits fonciers des populations autochtones, un protectionnisme des pays du Sud et des termes d’échanges qui avantagent les plus vulnérables, des moratoires sur l’extraction de ressources naturelles financés par les pays importateurs, et la gratuité des brevets pour faciliter les transferts technologiques. Plus important encore, nous devons mettre un terme à la destruction écologique créée par le mode de vie impérial des très riches de ce monde – c’est ça, la décroissance.
Peut-on vraiment encore croire à la croissance verte ?
Avec une critique aussi mordante de la décroissance, on pourrait s’attendre à tout un agenda de stratégies alternatives. Et non : « Il n’y a pas d’autre solution pour sauver la planète que d’accélérer la transition énergétique que nous avons entamer, et de parier sur la science, sur les deep techs, sur l’innovation. Ce sont elles qui pourront obtenir un découplage absolu entre la progression du PIB et celles des émissions de gaz à effet de serre ».
J’ai des sacs de chiffres que je pourrais mobiliser ici pour montrer que le découplage que l’on observe aujourd’hui, même dans les pays les plus éco-performants, ne permet pas de rendre la croissance écologiquement soutenable. Mais à quoi bon (voir le récent rapport de Carbone 4 sur le sujet, le rapport Decoupling debunked, et une revue exhaustive de la littérature sur le découplage). Les discussions sur le découplage sont sorties du domaine scientifique, la croissance verte devenant une sorte d’évènement mystique, un peu comme le « Mouvement pour l’Accueil des Élohim Créateurs de l’Humanité » qui, depuis les années 1970, attendent toujours la venue d’extraterrestres.
La phrase qui devrait mettre la puce à l’oreille est la suivante : « Il n’y a pas d’autre solution que d’y croire » [faisant référence au découplage]. Petite expérience de pensée : imaginez que vous vous réveilliez avec des problèmes respiratoires. À l’hôpital, un médecin vous dit que, vu l’état de vos poumons, vous feriez mieux d’arrêter de fumer, du moins jusqu’à ce que votre état s’améliore. Par sécurité, vous demandez un autre avis. Le deuxième médecin confirme que c’est bien la cigarette qui détériore vos poumons, mais il affirme que, même si cela ne s’est jamais produit auparavant, il a confiance qu’à l’avenir, certaines innovations permettrons de dissocier tabagisme et cancer. Que feriez-vous ?
Personnellement, je suivrais le principe de précaution et essayerais de réduire au maximum la cause première de mes lésions pulmonaires. J’arrêterais de fumer. Pourquoi agir différemment concernant la crise écologique ?
Souvenons-nous de la sagesse de l’économiste américain Herman Daly qui comparait déjà le pari du découplage au Pari de Pascal. Soit nous continuons à faire croître nos économies en espérant pouvoir verdir cette croissance avant qu’elle ne nous fasse franchir des seuils irréversibles de dégradation environnementale, soit nous admettons que le découplage est incertain, et que, invoquant le principe de précaution, il faudrait mieux ralentir. Ralentir, ça veut dire réduire la production et la consommation dans les pays riches, et conserver ce qu’il nous reste de budget écologique pour le développement des pays du Sud.
Rien de nouveau sous le soleil des critiques de la décroissance. Tous les quelques mois, certains rhabillent quelques vieilles idées pour essayer de faire sensation. C’est dommage de gaspiller une telle énergie dans un tel bricolage. En bon scientifiques, nous devrions plutôt chercher à produire de nouvelles connaissances sur le sujet. Libre à chacun de proposer des nouvelles théories (et de falsifier des anciennes), mais preuves et rigueur à l’appui. Christine Kerdellant le fait mal, à la va-vite ; le hit-and-run habituel de ceux qui ne prennent pas le temps d’aller au fond du sujet. Un bien triste constat pour un débat si important.