Michael E. Mann, climatologue: "Ce qui est le plus effrayant à notre époque, c'est cette célébration de l'ignorance"
@May 14, 2022 12:04 AM (GMT+2)
Climatologue et géophysicien américain, Michael E. Mann est directeur du Earth System Science Center de l'Université d'État de Pennsylvanie. Il a grandement contribué à la compréhension scientifique du changement climatique en mettant notamment en lumière l'augmentation de la température au cours des derniers siècles. Très présent dans le débat public, il n'hésite pas à se confronter aux climatosceptiques et à ceux qu'ils nomment les "inactivistes". Il vient de recevoir le titre de docteur honoris causa de l'UCLouvain.
Où en est le combat contre le changement climatique, selon vous?
Nous n'avons pas réalisé les progrès qui auraient dû être faits. Nous continuons d'utiliser les énergies fossiles alors que les scientifiques ne cessent de répéter qu'il est nécessaire de décarboner l'économie, sans quoi nous courons à la catastrophe. Nous voyons désormais concrètement les conséquences de notre inaction. Et ces effets du réchauffement climatique ne s'observent pas seulement loin de chez nous, comme en Inde actuellement. Il suffit de penser aux inondations que la Belgique a connues l'été dernier. Le changement climatique n'est pas une menace à distance.
Durant très longtemps, la question climatique faisait exclusivement intervenir l'économie et la science. Aujourd'hui, elle est aussi abordée du point de vue éthique.
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Pourtant, vous restez optimiste?
Je suis optimiste quand je vois le mouvement des jeunes pour le climat qui a galvanisé l'attention et recentré le débat. Greta Thunberg et des millions d'activistes ont permis de réaffirmer les enjeux fondamentaux. Durant très longtemps, la question climatique faisait exclusivement intervenir l'économie et la science. Aujourd'hui, elle est aussi abordée du point de vue éthique. Nous assistons progressivement à un tournant au sein de la conscience publique. Il existe encore une voie viable pour éviter la catastrophe climatique. Pour la construire, il faut des décisions politiques franches et claires. Et de leur côté, les scientifiques doivent sortir de leur laboratoire et s'engager publiquement.
De nos jours, il est devenu tout à fait normal de s'en prendre aux scientifiques. C'est terrifiant.
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Mais auront-ils envie de le faire? Les scientifiques ont parfois été durement pris à partie durant la pandémie, par exemple. Cette défiance envers la science vous inquiète-t-elle?
Même si je ne nie pas cette défiance, il faut être conscient qu'il s'agit en fait d'une minorité, qui possède de multiples chambres d'écho, notamment avec les réseaux sociaux. Aux États-Unis, des chaines comme Fox News ou des gens comme Rupert Murdoch contribuent à donner beaucoup d'échos à ce courant de défiance. De nos jours, il est devenu tout à fait normal de s'en prendre aux scientifiques. C'est terrifiant. Pendant longtemps nous avons cru que le danger, c'était les pseudo-sciences; aujourd'hui nous découvrons que le véritable problème est en réalité l'anti-science. Ce qui est le plus effrayant à notre époque, c'est cette célébration de l’ignorance.
Les États-Unis, la Chine et l’Inde doivent montrer la voie en ce qui concerne le changement climatique.
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La COP26 de Glasgow a été décevante, selon vous?
À Glasgow, on peut estimer qu’il n’y a pas eu assez de progrès, mais il y a eu cependant des engagements. Reste à savoir s’ils seront tenus. Nous avons atteint un plateau au niveau des émissions carbone. Elles ont cessé d'augmenter. Tout l'enjeu est maintenant de savoir comment les faire diminuer. Cette diminution est notamment due à un ralentissement de l’économie suite à la pandémie. On prévoyait une hausse de 4 degrés de température d'ici à la fin du siècle, on table maintenant sur une hausse de 2 degrés. Certains pays, en Scandinavie, par exemple, sont à la pointe en ce qui concerne la lutte contre le changement climatique. Mais il faut être réaliste, les États-Unis, la Chine et l’Inde doivent montrer la voie.
Un demi-degré de plus ou de moins, ça peut paraitre dérisoire, mais c’est énorme si on regarde les choses du point de vue des conséquences qui pourraient être terribles.
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Selon vous, il ne sera pas suffisant d’atteindre ce plateau. Concrètement, vous estimez qu'il faut passer de 2 degrés à 1,5 degré. Qu'est-ce que cette différence change en termes de conséquences climatiques?
Il faut être bien conscient qu'il reste de nombreuses incertitudes. Nos modèles n’ont pas tout anticipé. Nous avons appris qu’il pouvait y avoir des bouleversements rapides. Nous évoluons donc sur un champ de mines. Un demi-degré de différence peut représenter la disparition de la barrière de corail ou encore une montée d’eaux. Un demi degré de plus ou de moins, ça peut paraitre dérisoire, mais c’est énorme si on regarde les choses du point de vue des conséquences qui peuvent être catastrophiques.
Les énergies fossiles ne représentent pas seulement une menace climatique, mais aussi un danger au niveau géopolitique.
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Ce combat contre le réchauffement climatique est aussi soumis à d’autres variables et à la situation politique internationale. La guerre en Ukraine aura-t-elle, selon vous, un impact positif ou négatif sur l'enjeu climatique?
Avec le conflit en Ukraine, nous voyons que la question climatique est aussi une question géopolitique. Notre dépendance énergétique envers la Russie lui permet de continuer à faire la guerre. Nous lui donnons actuellement, par l'entremise des énergies fossiles, une puissance énorme. Les énergies fossiles ne représentent donc pas seulement une menace au niveau climatique, mais également un danger au niveau géopolitique.
Aujourd’hui, il n’est plus crédible de nier le changement climatique. Les gens l'observent, en temps réel, devant leurs yeux.
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Vous vous êtes souvent confrontés aux climatosceptiques, à ceux que vous nommez les "inactivistes". Leur stratégie a-t-elle évolué?
Aujourd’hui, il n’est plus crédible de nier le changement climatique. Les gens l'observent, en temps réel, devant leurs yeux. Il subsiste cependant du déni dans certains cercles. Mais, au niveau de l'opinion publique, ceux qui refusent le changement climatique sont en réalité peu nombreux. Les «inactivistes», comme je les appelle, n'ont pas baissé les bras pour autant. Ils sont simplement passés du déni pur et dur à un nouvel éventail de stratégies. Le problème ce ne sont pas leurs motivations ou même les raisons de leur ignorance, mais leurs actes: il faut juger ce qu’ils font.
Biden a été surprenant. Sur la question climatique, il a été bien au-delà des présidents précédents, y compris Obama.
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Comment jugez-vous l'action de Biden jusqu'ici?
Biden a été surprenant. Il a été bien au-delà des présidents précédents, y compris Obama. Il a intégré la politique climatique dans chaque agence gouvernementale et il y a eu des investissements massifs dans les infrastructures d'énergie renouvelable, des réductions des subventions aux combustibles fossiles ainsi que l'annulation du pipeline Keystone XL. Sur le plan international, le message est clair: les États-Unis sont de retour et prêts à prendre le leadership. À ce niveau, il est nécessaire, selon moi, qu'il y ait une plus grande collaboration avec la Chine. Cependant, Biden ne peut pas tout faire seul. Son programme "build back better" est actuellement bloqué au Congrès. Si les États-Unis sont incapables de respecter leurs obligations et de légiférer, comment envisager que la Chine le fasse?
Le problème n'est pas la croissance comme telle mais les énergies fossiles. Il est possible d'assurer la croissance avec un système plus durable.
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Du point de vue économique, la décroissance fait-elle partie de la solution, selon vous?
Nous devons sortir d'une économie globale basée sur les énergies d’extraction. Le problème n'est pas la croissance comme telle, mais les énergies fossiles. Il est possible d'assurer la croissance avec un système plus durable. Le temps est compté, il faut agir rapidement et même si nous pouvons tout à fait réfléchir à construire un autre système économique, nous devons nous appuyer sur le système actuel pour enclencher le mouvement de transformation.
Les récits du «trop tard» sont basés sur une mauvaise compréhension de la science.
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Il y a aussi une attitude qui consiste à croire qu'il est trop tard et qu'il faut prôner l'adaptation. Cette position ne représente-t-elle pas aujourd'hui le plus grand frein au changement?
Cette idée se répand, en effet. Elle est très simple, elle consiste à dire qu'il est trop tard et qu'il n'y a plus rien à faire. Les récits du «trop tard» sont basés sur une mauvaise compréhension de la science. La science ne dit absolument pas ça. Il est toujours possible d'inverser la tendance et de trouver des solutions pour ralentir le changement climatique. Le problème de cette attitude est qu'elle est assez similaire, paradoxalement, au déni. Elle mène également à l’inaction. Si les gens croient qu'il n'y a plus rien à faire, ils vont se désengager. Ce genre d'attitudes fait donc involontairement les affaires des défenseurs des combustibles fossiles. Et ils le savent bien.
Il ne faut pas croire ceux qui disent qu'il suffit de changer de mode de vie pour lutter contre le réchauffement climatique car, en affirmant cela, ils sous-entendent en fait que les changements systémiques ne sont pas nécessaires.
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On présente souvent le changement individuel comme complémentaire au changement systémique. Selon vous, culpabiliser les gens, les forcer à changer de mode de vie n’est pas nécessairement porteur. Pourquoi?
Il va de soi que des changements de style de vie sont nécessaires, mais eux seuls ne peuvent constituer la solution au problème. Bien sûr, ils sont bénéfiques en soi pour les gens et pour la planète. Ils nous permettent d'avoir une vie plus saine, d'économiser de l'argent, etc. Mais il ne faut pas croire ceux qui disent qu'il suffit de changer de mode de vie pour lutter contre le réchauffement climatique car, en affirmant cela, ils sous-entendent en fait que les changements systémiques ne sont pas nécessaires. D'autre part, envisager la lutte contre le changement climatique uniquement du point de vue individuel génère de la division au sein de la société. Pointer du doigt certains choix de mode de vie revient souvent à opposer les individus les uns aux autres. Le résultat est contreproductif. La société sera moins efficace pour combattre les pollueurs. Le politique a donc un rôle important à jouer à ce niveau. Il doit créer des incitations pour que l'ensemble de la société aille dans la bonne direction, y compris ceux qui ne prennent pas attention à la question environnementale. Et ceci nécessite précisément un changement systémique.